Le 10 février 2019 - Spectacles

« Misterios y pequeñas historias » de Carlos Celdrán – récit de (dé-)formation

Florianne Toussaint

Dans Misterios y pequeñas piezas, Carlos Celdrán passe une nouvelle fois sa vie au tamis du théâtre. Après le roman des origines, qui reconstituait la triade père-mère-fils et partant ainsi du plus intime atteignait le cœur de problématiques politiques dans Diez millones, le metteur en scène se penche cette fois sur sa formation et se demande comment apprendre d’un maître et comment s’en affranchir pour s’affirmer comme artiste à son tour. Ce récit s’élabore cette fois encore entre la table et le plateau, et travaille à innerver le vécu de fiction pour rétablir de la distance et le rendre partageable. Pour raconter cette période-clé de l’entrée dans l’âge adulte, des débuts, Celdrán conçoit finalement une œuvre kaléïdoscopique, centrée autour de la question de la formation par un maître, mais qui s’échappe d’elle-même et se déforme par endroits – à l’image du bouillonnement intérieur que représente cette époque cruciale de la vie.

La scène déjà noire de Diez millones gagne en profondeur et prend la forme d’un espace mental. Sur le plateau, un lit, des étagères discrètes sur les côtés où se trouvent des livres et de quoi faire du thé, et une chaise. La neutralité absolue de l’ensemble est néanmoins nuancée par les traces comme involontaires des bandes du rouleau de peinture passé sur les parois. De même, un léger décroché dans le sol, formé par une demi-marche inférieure qui libère un triangle à cour, accroche le regard et l’invite sur scène.

Ce dernier détail, qui ouvre la possibilité d’une coexistence entre deux niveaux de fiction, s’inspire de l’écriture de Celdrán. Faisant le récit d’un maître de théâtre, déjà vieux, qui reçoit la visite d’un groupe de jeunes en formation venus le trouver pour qu’il les aide à monter un texte écrit par l’un d’eux, il intercale entre les scènes de répétitions sur le mode du montage des séances avec son psychiatre, à qui l’artiste raconte ses angoisses, ses déceptions, ses colères, ses espoirs et ses doutes. Le médecin se situe en retrait dans cet espace distingué par le sol, tandis que les jeunes acteurs investissent le reste du plateau. Le maître, lui, se situe entre les deux, et passe de l’agressivité avec les étudiants qu’il cherche à faire sortir d’eux-mêmes, à provoquer, pour déclencher en eux des actions vraies, à la légèreté quand il raconte ce même épisode au psychiatre, révélant le plaisir qu’il prend à les torturer.

La situation de dialogue avec le médecin, qui déclenche la parole, la sollicite, révèle également le passé du maître, sa propre formation. Ses confessions révèlent qu’il est hanté par le souvenir du Living Theatre, qui donne son titre au spectacle. La radicalité de ce théâtre de performance, qu’il a découvert à Paris et Avignon, a affermi ses convictions contre le caractère faux, mensonger, illusoire du théâtre de son pays, et a pris la valeur d’un idéal. Il a alors voulu à son tour explorer les possibles du corps, imposé dans sa nudité, et rechercher l’authenticité du geste, insoupçonnable quand il brise un objet pour de bon.

La tragédie de cet artiste est qu’ayant trouvé ainsi le théâtre de ses rêves, il aurait voulu suivre les acteurs qui l’ont pénétré au plus profond de son âme en le regardant droit dans les yeux – probablement à l’occasion d’une représentation de Paradise –, mais qu’il a refusé la fuite et s’est soumis au devoir de rentrer dans son pays, de faire du théâtre à Cuba. Là, il s’est confronté à l’impossibilité de reproduire un tel théâtre, et à l’impossibilité plus grande encore de créer dans un pays où tout est contrôlé et soumis à l’épreuve du pouvoir – ce qui a fait de lui un éternel insatisfait qui déchaîne toute sa frustration contre ses élèves. Le souvenir alors obsédant du Living en vient à envahir l’espace, grâce à la projection d’archives vidéo retravaillées, faisant de la scène l’espace de projection d’une mémoire torturée.

Les jalons de cette biographie – inspirée par le maestro cubain Vincente Revuelta – se révèlent peu à peu, tandis qu’en parallèle, des lignes de fuite se dessinent autour de ce noyau dur. Parmi ses jeunes disciples, s’en distingue progressivement un, que le maître malmène d’autant plus qu’il l’intrigue et perçoit son génie en devenir. La perspective de l’étudiant prend de plus en plus d’importance, et révèle ainsi l’autre versant de la relation maître-disciple, tout aussi ambivalent, dans laquelle il faut assumer ce que l’on est en même temps que l’on se remet entre des mains mûres pour être formé ; articuler l’admiration et l’émancipation ; trouver le juste milieu entre l’idolâtrie qui éloigne et la camaraderie qui empêche tout recul et entraîne le mimétisme. Lors d’une scène cruciale, le maître fait dire à son élève ce qu’il croit qu’il veut lui dire, et révèle qu’il a conscience des sentiments contradictoires qu’il suscite en lui, entre amour et haine, respect et dégoût.

Un autre étudiant laisse entrevoir un autre possible de la relation complexe entre maître et disciple. Il est celui qui assume ce qu’il est et tire parti de l’enseignement en croyant n’y laisser aucune part de lui-même. Mais une métaphore concrète, celle du sida, amène à comprendre que l’assimilation devient peut-être contagion quand elle n’est pas mise à distance. La façon dont un maître peut contaminer ses élèves, jusqu’à devenir dangereux pour eux, prend une portée politique dans les médecins s’en mêlent, interrogent, menacent, au nom de la santé publique et de la sécurité nationale, pour engorger l’influence d’un autre leader, empêcher qu’il devienne un autre pôle d’attraction par rapport à celui qui règne sur tous.

Un nouveau motif est encore décliné à partir de ce même thème, suivant le modèle musical : celui de l’artiste émancipé du maître, qui à son tour crée, mais que le maître détruit, diffame et compromet d’une simple lettre, incapable de supporter le talent qu’il a contribué à révéler et qui s’épanouit désormais hors de son contrôle. Cette variation, qui prend encore une portée politique, crée une nouvelle petite pièce dans la grande, liée aux autres par les confessions de plus en plus douloureuse du maître vieillissant à son psychiatre.

Tous ces pôles de l’œuvre de Celdrán, ici restitués de manière indépendante, sont fortement intriqués dans l’écriture. Cette façon d’entremêler plusieurs dynamiques place au cœur de la problématique qui anime cette œuvre, celle de l’impossibilité de juger celui qui forme et inhibe, qui crée et détruit, qui élève et écrase. Comme dans Diez millones, Celdrán fait le choix de la polyphonie pour rendre compte de questions si complexes, auxquelles il n’entend pas apporter une réponse par la scène – qui serait nécessairement décevante – mais qu’il s’agit plutôt de formuler de manière plus précise pour s’en libérer.

Pour donner corps à cette œuvre multiplanaire, l’auteur et metteur en scène rassemble autour de lui les meilleurs acteurs de l’île. En plus de ceux qui font déjà partie de sa compagnie, Argos Teatro, il en invite d’autres qui se sont distingués sur d’autres scènes et enrichissent la sienne de nouveaux registres – telle la joie de Victor Garcés, aussi communicative que son désespoir. Cet élargissement de la palette émotionnelle de l’artiste est d’autant plus nécessaire que les décrochages spectaculaires auxquels obligent son esthétique du montage tendent à l’extrême le fil de l’interprétation. Pour faire percevoir toutes ces teintes, Carlos fait varier la focale entre vue d’ensemble en musique et gros plan intime, réussissant par sa direction précise à laisser à une émotion imprévue, sincère, la possibilité de surgir. Mais la plus grande qualité du metteur en scène face à tous ces disciples est de leur accorder une confiance totale, révélant ainsi par la pratique que lui ne les soumet pas, n’en fait pas des marionnettes, aussi maître soit-il, mais révèle au contraire le meilleur de chacun d’eux.

 

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